“Delahaye”
par Pierre Restany
Brancusi et Gonzalez ont, chacun selon des voies diverses, dominé la sculpture abstraite contemporaine. Ces inventeurs de formes nouvelles avaient vu juste et loin. Tellement loin et tellement juste que toute une génération d’artistes en fut réduite à la copie et à la transposition - plus ou moins heureuse. Si l’on en excepte Arp, qui constitue d’ailleurs un cas à part, et dont la démarche en ce domaine est sous-tendue par une longue évolution de l’idée créatrice (les formes simples d’Arp sont le produit d’une véritable ascése de l’élémentaire), le bilan est maigre, parmi les sculpteurs actuels qui ont atteint ou dépassé la cinquantaine. (Signori représente sans doute la plus réconfortante des exceptions.)
Comment s’étonner dés lors que les jeunes sculpteurs aient été d’emblée attirés par le travail de nouvelles matières, stimulés en ce sens par la multiplicité des découvertes de notre époque: verre, plexiglas, matières plastiques, polyester, que sais-je encore.. . Les recherches similaires abondent, les expositions à sensation se multiplient. Il serait peut-être bon de grouper toutes ces tentatives dans un salon annuel, qui serait trés vite appelé à devenir le Concours Lépine de l’Art Moderne. Les arts moraux appliqués y voisineraient à l’aise avec les utilisations fonctionnelles de l’art autre.
Cette floraison d’épiphénomènes (où l’astuce et la quête angoissée de l’originalité sont trop souvent impuissantes à justifier de maladroites expériences dénuées de pouvoir inventif), témoigne toutefois d’une certaine inquiétude, et de la prise de conscience de possibilités inexploitées.
De ce côté-là, on se sent un peu comme dans un vieil autocar sur une montagne berbére, on ne sait pas trés bien où l’on va: la rencontre d’un Delahaye dans un tel bric-à-brac sous baudelairien constitue l’un des rares trouvailles originales. Cela vaut la peine d’être signalé.
Ça a commencé par un café-rhum dans le petit bistro situé en face de la mairie du XVIIIiéme. Delahaye le connait depuis toujours, il appartient lui aussi, comme le peintre des fenétres et des tours Eiffel, à l’iconographie des Aristide Bruant et des Maurice Chevallier: tout d’une pièce, toujours prompt, hargneux pour ce qui lui tient à cœur, une sensibilité aiguê recouverte d’un commode veston gavrochisant.
Un jeune sculpteur de vingt-neuf ans, sans raison sociale annexe (ni mœurs particulières, ni riche héritière) a la vie dure en 1957. Il travaille à l’étroit où il peut (jusqu’au mois dernier, c’était dans une chambre désaffectée de l’appartement familial). Aucune amertume, aucune trace de rétrécissement intellectuel pourtant chez lui.
Ce qui frappe dés l’abord, au delà de l’arbitraire des premiers contacts, c’est une sincérité totale, une rare disponibilité à l’enthousiasme et à la générosité (gratuite) de cœur. Delahaye se range parmi les poétes de l’instinct sûr, qui «sentent» le rythme, le nourrissent et le portent en eux.
Sa règle de travail, que l’on peut concrétiser en deux mots, c’est celle de l’inspiration contrôlée. Il utilise au départ les matériaux les plus utiles, les plus immédiatement disponibles de l’univers quotidien: papiers, fibres textiles en matières plastiques, cartons ondulés, débris de bois, vieilles souches. Les motifs rythmiques naissent des premiers agencements de ces éléments de base. Les formes (provisoires) ainsi constituées sont revêtues d’une légère couche de plâtre qui leur donne cohérence et densité plastiques nécessaires, ainsi qu’une certaine unité (relative). Quelques idées-forces trés simples coordonnent et dirigent la démarche; les amateurs de chronologie peuvent ainsi débiter l’œuvre en plusieurs périodes, et dégager quelques thémes principaux, successifs dans le temps: les insectes en 1952 (ensembles de lattes de roseau), les personnages oiseaux en 1953, puis à partir de 1954 la série des animaux, poisson hélicoidal, le chat, le cheval, l’ovipare .. .
Mais l’une des caractéristiques principales de cette création demeure la précarité voulue du donné formel (et là se justifie pleinement le choix des matériaux utilisés). Cette œuvre ne tend pas à un esthétisme de la forme, mais à la réalisation lente et lucide d’archétypes toujours voués à un possible devenir. Le stade du définitif (cette sclérose du tailleur de pierre) n’est jamais atteint: la fonte en bronze fixe un certain rythme, admis et reconnu par l’auteur à un certain niveau d’élaboration, d’équilibre interne et de contrôle de plasticité. C’est tout. La forme ainsi dégagée sera remise en question dans le travail ultérieur de l’artiste, reprise, digérée, intégrée dans un nouveau contexte élémentaire. Une œuvre s’élabore peu à peu, sans commune mesure avec le contexte euclydien ou totémique de la sculpture d’aujourd’hui. Dans la plus grande cohérence: à partir de 1956 (date à laquelle Delahaye participe à la décoration de l’église de Baccarat), les différents maillons de la chaîne sont englobés dans une série de structures oú les formes élémentaires sont soumises à une intégration paroxystique. Ce lyrisme extériorisé de la forme en accuse le mouvement interne et, plus encore, l’exacerbe jusqu’à l’éclatement. Dans une sculpture récente, un ensemble à éléments multiples, on assiste de ce fait à une véritable parturition morpho-rythmique, par les désintégrations successives de la forme-mère.
La matiàre elle-même ajoute encore à l’inquiétante monumentalité de l’œuvre: les plans lisses ou incurvés alternent avec les plages granuleuses et denses, égratignées de déchirures. De ces textures aux apparences chaotiques émergent, irrésistibles dans leur élan, les lignes maîtresses du rythme. Ex pluribus unum: un tout naissant de l’hétéroclite, et dont le bronze, plus encore évidemment que le plâtre des modèles, souligne bien la fondamentale richesse de diversité.
Delahaye est un remarquable dessinateur: les dessins de sculpteurs tiennent à la fois de l’aide-mémoire et du journal intime. Chez Delahaye précisément si le dessin demeure lié aux problémes essentiels de la création artistique, il ne la provoque généralement pas de façon directe: il dessine, il a toujours dessiné. L’artiste ne cherche pas, ce faisant, à esquisser les bribes d’une morphologie personnelle, mais au contraire à se créer une situation de détente, un relais de la main et de l’esprit. Et pour cela, tout les supports sont bons, l’auteur manifestant toutefois une nette préfé-rence pour le verso des tickets de métro: espace restreint qu’il anime du tracé en baionnette de quelques veines linéaires, légères et précises.
Depuis le début de cette année enfin, Delahaye utilise l’encre lithographique qu’il applique directement au couteau sur le papier. Il obtient des alternances de noirs épais et de grisés qui accentuent la vivacité du mouvement rythmique et donnent à ces traînées d’encre une densité plastique toute particulière: ce sont, pour ainsi dire, les harmoniques de sa sculpture.
Delahaye possède en lui les vertus cardinales d’un grand sculpteur: richesse d’invention et sens plastique. Il en use à plein régime. Tant mieux. Ses œuvres élancées, déchirées, déchirantes, prêtes à bondir, ne peuvent passer inaperçues, et encore moins vous laisser indifférents: elles sont frappées du sceau indicible de la grandeur.
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